Je rencontre Michel en 1972.
Je ne suis dans ma ville que depuis quelques mois et je n’y ai aucune relation, mais une collègue de travail m’invite un soir à sortir avec une bande de copains. Michel est là.
A l’époque de notre rencontre, je ne suis occupée qu’à m’amuser, c’est une nécessité, je dois rattraper le temps perdu car je sors d’un petit village de campagne où j’asphyxiais, enfin la vie est là ! Ne vous amusez plus sans moi, me voici !
Tout m’est prétexte à rire, j’ai le sens de la répartie et pour amuser, je suis capable de prononcer les plus grandes imprudences : rien ne me fait peur. Qu’importe ce qu’on peut penser de moi, je n’y attache aucune importance : j’ai atteint mon but, j’ai fait rire !
"Les hommes sont légers" m’a sermonnée ma mère. Comme déjà, je suis assez féministe, je considère qu’il n’y a aucune raison que je ne sois pas légère aussi. "Une seule chose les intéresse" m’assure-t-elle. Bien, ils ne l’auront pas. Je vais m’amuser.
Oh, je ne suis pas inconsciente, non, juste superficielle, pas indifférente non plus, quand même égocentrique, pas légère mais volontiers changeante et enquiquineuse et puisque j’aime cet état d’esprit, je m’applique, j’en suis convaincue, c’est ça la vie.
Si je vous livre ainsi mes insuffisances, c’est afin que vous ayez une vue plus précise de l’évolution qui sera la mienne.
Il est fréquent que Michel m’étonne car il n’a vraiment pas un jugement comme tous les autres hommes, il a une façon très particulière de percevoir les événements, un peu comme s’il les voyait avec une lunette qui n’est rien qu’à lui. S’il rencontre un jugement ou une attitude qu’il ne partage pas, il ne fait pas de discours, il ne critique pas, son truc à lui c’est qu’il pose simplement une question. Mais cette question là fait mouche car elle va immanquablement à l’essentiel. A cette époque là, il ne fait pas encore de tir à l’arc, mais il est significatif pour moi de constater -aujourd’hui- que c’est vers ce sport qu’il se dirigera lorsqu’il en aura les loisirs. Car son intelligence et ses réparties sont des flèches qui vont toujours à l’essentiel : au cœur de la cible. Il a l’art et la manière de poser la question à décaper n’importe quel raisonnement superficiel.
Avec moi, il a de quoi rectifier : je me souviens lui avoir raconté une sottise que j’avais faite dans le but de faire rire la galerie et dans ce but uniquement. Il a plongé son regard dans le mien et :
- Ah ! Et tu es fière de toi ?
Alors mon rire se fige, se fait timide et s’efface en même temps que je prends la mesure de ma sottise, enfin suivi d’un "euh !" coupable qui s’étire et finalement : "non, pas vraiment… "
- Alors ?
- Alors je n’avais pas réfléchi !
C’est sa façon d’être : directe, incroyablement efficace.
Je suis étonnée de sa réaction car tous ceux à qui j’avais relatée cette anecdote en avait beaucoup ri.
Pas lui. Michel est le petit caillou qui écorche mon jugement superficiel.
Très justement lorsqu’il constate que la bêtise ambiante est trop importante, il se tait. Simplement. Sans critique, sans parole mauvaise. Il ignore. C’est le seul mal qu’il sache faire.
Ses réponses sont soit très sérieuses et concentrées -en une question il a tout dit, tout rectifié- soit pleine d’humour. Son humour ne sait pas être méchant. Et jamais, jamais, il ne fait de plaisanterie sur les personnes, que l’on soit gros, petit, bien ou mal fait, agréable à regarder ou pas, jamais de plaisanterie sur le physique des autres ne passe ses lèvres. Car il a l’esprit propre et il ne ressent jamais la nécessité de rabaisser qui que ce soit pour se faire grandir. Il n’a pas besoin de ça. Son esprit est trop élevé pour s’abaisser. Les moqueries, la méchanceté ne sont pas pour lui.
Je peux confesser que ce n’est pas son physique qui m’a attiré mais son esprit nettement plus élevé que celui des autres hommes que j’ai rencontrés jusque là. Il est aussi très discret, plutôt réservé. Tout à fait mon contraire en fait.
Très vite, il me fait part de sa conviction qu’il mourra tôt. Je me souviens encore très nettement de ce soir là où il est venu me chercher à mon travail et en chemin, il m’annonce :
- Je mourrai tôt !
- Comment tu mourras tôt ? Qu’est ce que tu veux dire ? Où as-tu été pêché cette idée ? D’où te vient une telle idée ?
- Je ne sais pas d’où elle me vient mais je le sais : je mourrai tôt, c’est comme ça. Je le sais.
Pour moi, c’est surtout une lubie et je n’y attache pas d’importance
Nous nous marions en Juin 1974. Je ne vous dirais pas que ce fut un mariage à l’abri des coups de sirocco, que la tempête n’a pas soufflé parfois sur le mariage. Lorsqu’après une journée de travail, un peu énervé, fatigué, le couple se retrouve, il y a parfois des moments d’impatience, surtout de ma part qui suis une agitée chronique et dont le mot patience ne fait pas partie du vocabulaire.
Nous sommes et nous nous disons volontiers athées. Lorsque nous avons l’occasion de parler de religion, de Dieu, d’Eglise -en vingt ans de mariage l’occasion se présente de temps en temps-, il est catégorique :
- il n’y a rien après ! Tout ça c’est baliverne pour amuser le peuple… !
Pour le contrarier un peu, et le taquiner beaucoup (c’est une activité que j’aime particulièrement), je réponds :
- pourquoi pas ?
- S’il y avait un Dieu, il ne prendrait pas une mère à des enfants, dès lors qu’il y a des orphelins, un Bon Dieu ne peut pas exister ! »
Car Michel a perdu sa mère lorsqu’il avait quatorze ans. A l’heure de sa mort, il n’en est pas encore guéri. Et il est mort à quarante deux ans, comme elle.
De par nos personnalités, nous semblons parfois en désaccord. Je ne suis qu’optimisme : on verra bien demain ; il est pessimiste, le drame de ses quatorze ans l’explique facilement. Toujours est-il que ce semblant d’incohérence de tempérament nous aide mutuellement : il calme mes ardeurs, me freine dans mes excès, je le réconforte, l’encourage et le tire dans mes enthousiasmes.
Pendant ces années de vie commune, il fait régulièrement allusion à sa mort précoce.
Nous avons acheté une petite maison que nous rénovons et parfois il me dit :
Nous sommes et nous nous disons volontiers athées. Lorsque nous avons l’occasion de parler de religion, de Dieu, d’Eglise -en vingt ans de mariage l’occasion se présente de temps en temps-, il est catégorique :
- il n’y a rien après ! Tout ça c’est baliverne pour amuser le peuple… !
Pour le contrarier un peu, et le taquiner beaucoup (c’est u
- tu vois, je fais comme ceci car lorsque tu seras seule, tu pourras te débrouiller sans avoir à appeler un artisan ; je suis monté sur le toit, il est en très bon état lorsque tu seras seule, ne t’imagine pas devoir le refaire…, là je fais ça comme ceci, car lorsque tu seras seule…
Il me dit aussi "le jour où je mourrai si c’est dans un accident de voiture par exemple et que je suis tout cassé, tout défiguré, je ne veux pas que les enfants me voient abimé, je veux qu’ils se souviennent de moi debout".
Mais pour moi, ce n’est encore et toujours qu’une lubie. J’ai une telle confiance en lui. Il réussi tout ce qu’il entreprend. Toutes ses heures de loisirs, il les passe dans les travaux de notre maison, tous nos parents et amis s’émerveillent de son souci de la perfection. C’est une réussite, tout est parfait, ses projets, ses travaux sont sûrs. Je dois être bien superficielle pour ne pas voir que puisque ses jugements sont si sûrs, cette lubie là pourrait bien ne pas en être une. Mais bon...
Je lui reproche parfois de ne pas avoir d’ambition :
- Tu pourrais te fouler un peu pour attraper une promotion au vol quand même !
- Pour quoi faire ? Cette promotion me permettrait peut-être de gagner plus mais m’obligerait à être trop absent de la maison, peut-être que je devrai travailler dix heures de plus par semaine, cela ne m’intéresse pas, il n’y a qu’une chose qui m’intéresse : c’est ma femme et mes gosses…
Un certain sentiment d’urgence à profiter de ceux qu’il aime sans doute.