C’est souvent par un coup de téléphone que les nouvelles arrivent. Et pour la circonstance, le terme de "coup" s’agissant d’un appel téléphonique est parfaitement approprié. En décrochant, je ne savais pas qu'il provoquerait tant d'époustouflants effets dans ma vie.
La sonnerie de mon téléphone m’a interrompu dans une activité sans importance.
- Allo Agnés ?
Je n’ai pas reconnu la voix.
Je l’admets, j’ai ce travers très féminin à mon sens, si le nom n’apparaît pas sur l'appareil, si l’interlocuteur ne se présente pas de suite, j’ai le réflexe de vouloir deviner sans attendre qu'il se présente.
- tout à fait… ! (Mais pourquoi répondrai-je oui simplement ? Moi je réponds toujours tout à fait ! Car je suis tout à fait moi, de haut en bas !) Il s’est présenté sans plus attendre :
- c’est Emile…
Et oui, je ne doute pas que vous vous attendiez à ce que je vous donne son nom, histoire de tenter de le rechercher, de le connaitre et bien non, ma discrétion ne sera pas prise en défaut. D’ailleurs autant le préciser de suite, vous ne saurez rien de cette personne, rien, ni sa date de naissance, ni la ville où il réside, ni la région d’où nous sommes, ni mon nom. Rien ! L’enjeu est trop gigantesque, j’imagine bien les fins limiers qui partiraient en chasse pour nous identifier, nous rencontrer, nous pourchasser. C’est qu’il y a de l’intelligence dans la nature. Des inoccupés assez filous pour bâtir des chimères policières et chercher à identifier des personnes qui ne rêvent que de vivre dans l’ombre. Dans l’anonymat, ceux qui ne sont "rien" et qui veille religieusement à le rester, des personnes dont la seule ambition est de passer inaperçues. Des aigrefins, il y a tant dans le voisinage, des si malins que c'en est un vrai danger, histoire ensuite de nous coller aux flancs comme des sangsues. Je vais donc lui inventer un nom, un pseudonyme, comment je vais le baptiser mon chanceux intégral ? J’ai le choix de poser les yeux au hasard sur le calendrier de mon agenda… mais comme euro.millions commence par em, pourquoi pas continuer et en faire un prénom ? Allez, va pour Emile. En plus, c’est un prénom qui revient à la mode chez les bébés actuels. Donc Emile m’appelle et me tint à peu près ce langage :
- c’est Emile… tu te souviens de moi ? Je sais, ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, une paire d’années comme on dit. On s’est connus à l’association de protection de la nature et des oiseaux, tu te souviens, on faisait des permanences ensemble. J’espère que je ne te dérange pas.
- non ça va je me souviens, que deviens tu ?
- bah ! Ça va plutôt pas trop mal… Je t’appelle parce que je voudrais te rencontrer, j’ai une idée dans la tête et j’aimerai t’en parler.
- ahaha, ça, j’imagine assez bien que si tu m’appelles, c’est que tu as quelque chose de particulier à me raconter, quand tu n’as rien à dire, tu restes 6 ou 7 ans sans donner de tes nouvelles. Ca me semble donc évident que tu nous concoctes un projet. Ecologique le projet ? Une association de protection de la nature ?
- oui, c’est un peu ça mais je ne veux pas t’en parler au téléphone, c’est trop particulier… es-tu disponible tout prochainement ? J’aimerai bien te voir assez vite et même si c’est possible pour toi dans la journée. Si tu es disponible bien sûr, sans te déranger.
- et bien… comme te voilà pressé, tant d’années sans nouvelles et ensuite tu veux me voir dans la journée… tu crois que tu vas mourir demain ou quoi ?
- et bien, ça se pourrait… !!! Non, non je plaisante, ce serait vraiment trop moche que ce soit pile demain, j’ai encore diverses choses à mettre en place avant. Bon, alors ? Il est dix heures, on peut se voir vers 13 h 30 ? Tu viens boire le café à la maison ?
- ouh lala, tu as du lait sur le feu ? C’est du rapide ton besoin de me revoir dis donc !
- et bien oui, c’est comme ça, tu me connais, j’ai besoin de tes lumières au plus tôt, faut pas traîner, si tu te souviens quand quelque chose me tracasse, faut que je trouve la solution au plus tôt.
- tu as de la chance, je n’avais rien de prévu cet après midi, en plus la météo n’a pas imaginé d'être grandiose en matière de beau temps, alors pourquoi pas treize heures trente… en plus tu piques ma curiosité. Tu habites toujours à la même adresse ?
- non, non, depuis que j’ai perdu ma femme il y a huit ans, j’ai dû vendre la maison, enfin c’est compliqué, je t’expliquerai en détail après, en fait si tu te souviens bien de mon adresse, je suis resté dans le même rue mais j’ai changé de côté, je me suis rapproché du centre-ville, tu te souviens de ma rue ?
- oui, tout à fait, je me souviens et tu me dis que ta femme est décédée il y a huit ans, alors ça fait donc plus de huit ans qu'on ne s'est pas vus, la dernière fois que je vous ai rencontrés, elle allait plutôt bien et donnait la becquée à des oisillons.
- Ah oui, alors ! Ca passe vite les années. Et bien quand tu viens de la périphérie, en direction du centre ville, c’est l’immeuble de début de rue celui de huit étages, c’est au numéro trois.
- ok, je vois, alors je serai là pour 13 h 30 cet après midi.
Je ne me suis même pas fait la réflexion qu’il aurait pu venir à mon domicile, j’ai juste été interpellée par la rapidité du rendez-vous. Huit ou neuf ans sans se rencontrer, sans avoir de nouvelles et puis vite fait sur le gaz, faut se voir… Qu’est ce à dire ?
Je le connais bien Emile, enfin je l’ai bien connu il fut un temps. Pas besoin de faire une grande enjambée dans ma mémoire pour me retrouver propulsée dans mes souvenirs de cette époque. Nous militions l’un et l’autre dans la même association de défense de la nature et des animaux. Nous donnions des heures de bénévolat après notre travail le soir, les samedis ou dimanche pour soigner les animaux après qu’ils aient été percutés par des voitures, des engins, des fils électriques, enfin toutes les inventions humaines qui ne vont pas forcément avec la vie animale. Pauvres bêtes. Encore quand il ne s’agissait pas de cruautés provoqués intentionnellement pas l’homme, c’était déjà beau ! Alors nous soignions les dommages des animaux blessés qu’on nous apportait, qu’on nous signalait, ou que la Police ou les pompiers nous apportaient parfois. Il fallait aussi beaucoup d’argent pour payer le vétérinaire, acheter la nourriture, préparer, construire les abris, ou même pour aller sur site chercher l’animal blessé. Dans une association de ce type, il y a plus de motifs à dépenser qu’à gagner. Pour ça, certains dimanches, nous installions un stand dans une manifestation ou une fête et on tentait de récolter le plus de fonds possible pour subvenir à nos besoins associatifs… Nous formions une belle équipe, nous étions plus d’une dizaine à nous consacrer à cette activité, l’ambiance était sympa, c’était un peu une deuxième famille.
Je me souviens des fêtes et des barbecues que nous organisions une ou deux fois l’an, notamment celui d’avant congé estival, quand le responsable et les quelques salariés prenaient leurs congés. C’était fixé chaque fin juin. La dernière fête notamment où je me suis fait arrêtée par la Police alors que j’avais bien arrosé les brochettes. Nous nous étions quittés vers vingt trois heures trente ou même probablement plus et l’idée saugrenue de passer par la ville plutôt que par l’autoroute qui m’amènerait directement chez moi s’est imposée comme une bonne idée. Ce soir là, nous avions tout à notre portée, un temps superbe, cette soirée de juin était chaude, le décor était bucolique comme je les aime, en pleine forêt, l’équipe était au complet et on était content de notre saison, on avait beaucoup bavardé, ri et il avait fait bien soif et le rosé était tellement frais, tellement bon. Pour une fois je m’étais laissée aller, j’avais profité de la fête ça ne m’arrivait pas si souvent que ça. Les brochettes avaient été bonnes, les cuistots compétents, la bonne humeur avait desséché mon gosier. Enfin bref, j’étais toute détendue ! Joyeuse, heureuse. Quant au retour, une des dernières à songer à quitter la soirée, en arrivant aux limites de la ville, misère qu’est ce que je vois ? Un car de police, là bien planqué dans un renfoncement au niveau d’un petit parking… Un policier me fait signe de m’arrêter… il a envie de papoter avec moi le mignon ! Misère, je n’ai qu’une seule pensée : pourvu qu’il ne me fasse pas souffler dans le ballon parce que je suis bonne pour la période de dégrisement, j’ai tellement bien arrosé la soirée je suis bonne pour le retrait de permis du même coup ! A partir du moment où je l’ai aperçu et le moment où je me suis effectivement arrêtée, j’ai dû me dire quinze fois mentalement "pourvu qu’il ne me fasse pas souffler dans le ballon".
Je lui fais un beau sourire en faisant attention qu’il ne sente pas ma bouche avinée… les relents de rosé ça va se balader aussi sous le museau d’un policier, je le crains. Alors qu’il me demande mes papiers, je me répète en boucle dans la tête "pourvu qu’il ne me fasse pas souffler…, pourvu qu’il ne me fasse pas souffler…" Je lui donne les papiers requis en me murmurant silencieusement : pourvu qu’il ne me fasse pas souffler, pourvu qu’il… Il fait le tour de la voiture, regarde ma plaque d’immatriculation, se rapproche du pare-brise, revient vers moi et me demande de garer correctement mon véhicule et d’arrêter le moteur.
- Vous pouvez me suivre dans le fourgon s’il vous plait ?
FIN DU PREMIER CHAPITRE...